Joie et motivation: regard de Pierre Vianin
Pierre Vianin, enseignant spécialisé et professeur à la Haute école pédagogique du Valais, a écrit différents ouvrages dont Motivation scolaire – Comment susciter le désir d’apprendre qui vient de ressortir dans une 2e édition augmentée. Comme entre le désir et la joie d’apprendre il n’y a qu’un pas, Résonances vous propose un voyage à partir de son livre, avec un cadrage sous un angle bien précis qui ne reflète aucunement la variété et l’étendue du contenu abordé. La discussion s’est parfois éloignée des traces textuelles, les propos de Pierre Vianin étant nourris par le travail réflexif mené au fil de son expérience d’enseignant et de formateur.
Pierre Vianin lie la motivation au désir et à la joie d'apprendre
INTERVIEW
Dans votre livre, vous évoquez le désir et donc indirectement la joie d’apprendre qui s’étiole durant la scolarité de l’enfant, expliquant ce phénomène par un rapport utilitariste à l’école. Ce constat n’est-il pas surprenant?
En abordant la question de la motivation, ce constat a assurément été pour moi le plus interpellant. Ce qui l’est tout autant, c’est de mesurer combien à l’école on peut être considéré comme un bon élève sans beaucoup apprendre. Très vite, les enfants comprennent que les enjeux ne se situent pas vraiment autour des apprentissages et encore moins autour de la joie, mais autour de la réussite dans sa dimension utilitariste et ce rapport c’est l’école elle-même qui le fabrique. Enfant et adolescent, j’étais clairement dans cette catégorie, ayant découvert le plaisir d’apprendre en reprenant des études à 30 ans, et là je me suis retrouvé dans une euphorie, donc bien plus que de la joie, face à des professeurs qui m’amenaient du savoir et répondaient à des questionnements que j’avais. Lors d’un récent colloque de la fnamE en France, Fabien Fenouillet a insisté dans sa conférence sur le rôle de l’anxiété, enfin d’une certaine forme d’anxiété de performance, comme moteur des apprentissages, ce qui a de quoi étonner et questionner.
La peur étant une émotion tout comme la joie, ne pourrait-on pas en déduire que toutes ont un rôle à jouer dans les apprentissages?
Certainement. Quand j’aborde avec des parents ou des élèves le plaisir d’aller à l’école, j’observe que pour beaucoup c’est la relation à l’enseignant et aux autres élèves qui est déterminante pour entrer ou non dans les apprentissages. A contrario, peu vont évoquer spontanément la joie d’apprendre en elle-même.
L’enseignant n’a-t-il pas trop tendance à vouloir réfléchir à tous les paramètres de la motivation en même temps?
C’est là tout le problème. Quand un élève est signalé chez moi pour des difficultés de motivation, c’est-à-dire qu’il peine à se mettre en mouvement, je me dis qu’il est impossible de répondre rapidement à cette question étant donné toutes les composantes associées. Mon travail, c’est de discuter avec l’enfant pour comprendre son rapport au savoir et ensuite j’essaie de circonscrire la difficulté autour d’un point sur lequel je peux avoir une prise, puis je cerne avec lui l’enjeu à dépasser. En écrivant la première version de mon livre sur la motivation, je me souviens avoir soudainement perçu que celle-ci se crée toujours dans l’ici et le maintenant de la relation autour du savoir et que chaque élève tricote différemment toutes ces composantes. A la fin de cette deuxième édition, je mets en avant la nécessité en quelque sorte d’évacuer le concept de motivation pour avoir une prise sur elle, ce qui peut sembler a priori paradoxal.
«Créer un rapport joussif au savoir donnerait d'avantage envie aux élèves
de continuer à apprendre tout au long de leur vie.»
Pierre Vianin
En lien avec la motivation, vous évoquez l’identification des émotions comme étant la première étape pour comprendre son fonctionnement. Même si tous vos livres déclinent des réponses à cette question fondamentale, en résumé comment aider l’élève à mieux se comprendre pour mieux apprendre?
Pour commencer, j’ai une foi indéfectible dans la capacité de l’élève à changer, à progresser et à apprendre. En l’aidant à mieux comprendre le fonctionnement de sa motivation, on lui donne des pistes pour se questionner. Au niveau de la prise en compte des émotions, j’ai l’impression que l’école a évolué positivement. Dans ma réflexion, je leur accorde aussi de plus en plus de place pour comprendre la manière d’apprendre des élèves. Cela étant, il est évident que l’école ne propose pas suffisamment de tâches pour le seul plaisir qu’elles procurent.
Tant que l’élève travaille pour les notes et l’obtention d’un diplôme, dans une école orientée évaluation sommative et réussite, il semble difficile de laisser un espace suffisant à la joie. Dans ces conditions, comment faire comprendre à l’élève qu’il apprend d’abord pour lui, en ayant conscience du sens des apprentissages?
A l’école, certains domaines du PER favorisent la compréhension de soi, des autres et de l’univers dans lequel on vit et la question du sens des apprentissages est primordiale pour susciter ce désir d’apprendre dans sa dimension philosophique. Pour exemple, si lire certains textes nous met en joie, c’est qu’on a compris que les mots peuvent nous offrir des clés de lecture nouvelles. Personnellement, il m’arrive d’avoir physiquement des frissons de bonheur lors de certaines lectures, parce que cela touche en moi quelque chose d’existentiel que je n’arrive pas forcément à définir précisément. La question de la finalité de l’école est dès lors essentielle. Créer un rapport jouissif au savoir donnerait davantage envie aux élèves de continuer à apprendre tout au long de leur vie. Il s’agirait de passer d’une vision utilitariste à une vision humaniste de l’école en allant vers plus d’évaluation formative et de différenciation en tant que dispositifs favorisant la motivation.
En tant que modèle ou miroir, l’enseignant transmet-il suffisamment ce plaisir jouissif au savoir?
J’ai l’impression que trop souvent l’enseignant – et je m’inclus dans cette analyse – endosse un statut face aux élèves, en se mettant à distance de ce qui l’anime personnellement. Daniel Pennac dans Chagrin d’école raconte qu’il est sorti de l’échec scolaire grâce à un enseignant passionné par le savoir et par ses élèves. Partager ses enthousiasmes, c’est assurément de la joie transmise à une partie des élèves, même si pas forcément à tous car chacun a sa sensibilité. L’enseignant devrait oser se montrer tel qu’il est, en étant plus authentique, sachant que la motivation pour apprendre se crée nécessairement dans une relation, peut-être encore plus pour les enfants et les jeunes en difficulté.
«Partager ses enthousiasmes,
c'est assurément de la joie transmise à une partie des élèves.»
Pierre Vianin
Comment apprendre avec joie, sans forcément réussir scolairement?
Cette question me renvoie à mon travail d’enseignant d’appui, car je suis en permanence en tension entre ma perception de l’école idéale, favorisant la motivation intrinsèque et la joie d’apprendre, et la nécessité que l’élève fasse impérativement moins de fautes dans le prochain examen de français ou de maths, étant donné que j’ai moi aussi une pression autour de la performance. Faire tenir ensemble ces deux visions de l’école n’est pas simple.
Dans le chapitre sur les théories explicatives de la motivation, vous évoquez l’approche psychanalytique qui place la notion de désir au centre de celle-ci. En quoi cet éclairage est-il complémentaire aux autres approches habituellement présentées dans le champ pédagogique?
J’avoue avoir hésité à conserver cette partie liée à la psychanalyse et finalement je l’ai conservée après l’avoir fait relire par une spécialiste du domaine, parce que je trouve que c’est une manière de partir de ce qui nous fonde. L’approche psychanalytique renvoie aux sources de la motivation humaine, à nos processus inconscients.
Vous reliez l’éveil au désir d’apprendre à la confiance que l’élève a en lui. Les deux sont-ils enchevêtrés?
La confiance est plutôt une condition préalable au désir d’apprendre. Si l’élève s’engage trop, il s’expose, et s’il le fait, il prend le risque de se savoir incompétent dans telle ou telle discipline. Certains sont prêts à se mettre volontairement en difficulté la veille d’un examen important pour avoir une excuse s’ils échouent. Beaucoup cherchent à protéger le peu d’estime qu’ils ont d’eux-mêmes, ce qui les empêche de s’engager dans l’activité. Apprendre, c’est toujours une prise de risque et cela l’enseignant doit en avoir conscience. Sans une confiance en soi suffisante, il n’est pas facile de gérer le déséquilibre face à de nouveaux savoirs, parfois en contradiction avec nos croyances. Avant de pouvoir aller vers la joie, apprendre entraîne une forme de souffrance consubstantielle. Serge Boimare montre bien la difficulté pour certains élèves qui sont piégés par leur peur d’apprendre. En même temps, un excès de confiance en soi ne permet pas forcément non plus d’apprendre et c’est l’une des difficultés rencontrées avec les élèves qui sont vite satisfaits de leur travail ou que l’on félicite trop facilement. A certains, on devrait leur amener le souci de l’effort et une dose de peur pour qu’ils aient l’envie de bien faire, tandis que d’autres auraient besoin de plus d’insouciance et de légèreté.
Ne serait-il pas judicieux que l’enseignant dévoile de temps à autre certaines de ses peurs d’apprendre, car on en a tous en lien avec l’une ou l’autre discipline?
Chercher parfois avec les élèves, douter avec eux, c’est en effet une manière de mettre les élèves en confiance dans leur propre rapport au savoir. En tant que formateur, je suis frappé de voir combien les stagiaires ont aujourd’hui encore tendance à vouloir faire croire aux élèves qu’ils savent tout sur tout.
En ce qui concerne la complémentarité entre plaisir et effort d’apprendre, vous écrivez: «Dans l’école, le plaisir a souvent mauvaise presse. Alors que la plupart des pédagogues soulignent qu’il est essentiel à l’apprentissage, le système scolaire s’est construit pendant des siècles sur l’effort, le renoncement, voire la souffrance. S’ils évoquent le plaisir d’apprendre et d’enseigner, les enseignants et les parents ont tendance à penser que c’est quand même un peu mieux lorsque les élèves souffrent un peu lorsqu’ils apprennent…» Comment gérer ce duo sans trop de tiraillement?
La tâche confiée à l’élève doit exiger un effort et en même temps apporter de la joie et pour ce faire il est primordial que l’activité proposée contienne un défi motivant, ni trop facile, ni trop difficile. Le challenge du côté de l’enseignant, c’est de parvenir à une juste tension avec l’objectif visé. En montagne, découvrir un magnifique paysage après avoir effectué un effort apporte une joie décuplée et l’on prend alors le temps de savourer ce moment, ce qui est moins le cas à l’école.
L’école devrait-elle s’interroger davantage pour aider l’enseignant à donner de la saveur aux savoirs, au-delà de leur transmission?
Cette question est centrale, toutefois je pense que l’école chemine dans le bon sens, notamment en proposant fréquemment dans les nouveaux moyens d’enseignement une palette d’activités possibles. L’enseignant devrait occasionnellement s’autoriser à aborder des thèmes qui ne sont pas forcément pile-poil dans le plan d’études, mais qui lui permettraient de transmettre une saveur aux savoirs vraiment ressentie. En étant au cœur d’un rapport positif au savoir, la joie est plus communicative. Là, on mesure l’importance des capacités transversales, car tant qu’on privilégie une approche exclusivement disciplinaire, le savoir est transmis de manière un peu trop froide.
«En étant au coeur d'un rapport positif au savoir, la joie est plus communicative.»
Pierre Vianin
Si la joie liée aux apprentissages ne peut s’exprimer sur commande, comment la susciter?
Si la joie est là, c’est la situation idéale pour l’enseignant car il peut surfer sur cette vague, mais autrement il s’agit de la susciter en partant des passions des élèves. Je suis d’avis que l’école n’exploite pas assez leurs centres d’intérêt pour les inciter à se mobiliser pour apprendre. La joie pourrait ainsi être plus présente avant, pendant et après l’apprentissage.
Pour reprendre vos mots, l’enseignant doit accepter son «impouvoir» sur le désir de l’élève. Comment concilier l’engagement avec une forme de lâcher-prise?
Mireille Cifali parle avec justesse de l’obligation de moyens, mais pas de résultats. L’enseignant doit mettre en place tout ce qui est favorable pour la motivation de ses élèves, mais encore heureux qu’il n’ait pas d’obligation d’obtenir des résultats, car ce serait pervers. La motivation ne s’impose pas, contrairement au désir d’apprendre que l’enseignant peut susciter.
Votre ouvrage donne des pistes pour y parvenir, mais en auriez-vous une non mentionnée?
J’ai entendu récemment le philosophe de l’éducation Eirick Prairat qui, en citant les valeurs fondamentales que l’école devrait véhiculer, mentionnait le tact, ce qui me semble une piste à creuser. La bienveillance indispensable pour favoriser la joie d’apprendre s’incarne dans un tact au quotidien lors de micros-interactions. Dans mon travail d’enseignant d’appui, les tâches données à un élève sont très concrètes, mais la manière dont j’engage la relation avec lui nécessite cette qualité, de façon à lui laisser de la place pour exister et être dans l’auto-détermination. Le tact redonne à l’élève son rôle de sujet apprenant.
Serait-il pertinent qu’un établissement se saisisse de la question du désir ou de la joie d’apprendre en lien avec la motivation?
Assurément, puisque la cohérence est quelque chose d’absolument essentiel pour aider les élèves tout en favorisant un climat d’apprentissage apaisant. Dans les projets d’établissement, il y a fréquemment des moments de joie entre collègues, et cette dernière se diffusera plus facilement ensuite au niveau des élèves.
Propos recueillis par Nadia Revaz
Référence
Pierre Vianin in Motivation scolaire - Comment susciter le désir d'apprendre (De Boeck Supérieur, 2023)