Regard de Patrice Cretton, directeur d'école privée, sur la pensée critique
Patrice Cretton est directeur général de l’école privée «Buissonnets Montani ®» à Sion, institution éducative née de l’union de l’école des Buissonnets et de l’école Montani. Après une maturité socio-économique au Lycée-Collège de l’Abbaye de Saint-Maurice et des études de lettres à l’Université de Fribourg, Patrice Cretton est devenu professeur de philosophie à l’Ecole des Buissonnets. Régulièrement, il anime des chroniques radio en lien avec une autre voie de l’école, à savoir celle du privé, et l’une d’elles portait récemment sur la nécessité d’encourager l’esprit critique chez les jeunes.
Patrice Cretton, directeur d'école privée
INTERVIEW
Commençons par évoquer votre chronique du 26 février 2024 visant à donner quelques conseils pour encourager l’esprit critique chez les jeunes. Qu’est-ce qui a été à l’origine du choix de ce thème?
C’est à partir de celle sur les compétences attendues au 21e siècle par la société et la façon dont l’école peut les intégrer dans ses programmes que j’ai eu l’idée d’une chronique sur l’encouragement de l’esprit critique à l’école. La philosophie étant mon dada, aborder cette thématique m’intéressait tout particulièrement. Avec un format de 3 minutes, il ne s’agit bien sûr pas d’avoir l’ambition de faire le tour d’un sujet, mais de soulever quelques questions et d’inciter les auditeurs à réfléchir, voire à entrer dans une pensée critique.
L’esprit critique figurant systématiquement en très bonne place des classements relatifs aux compétences prioritaires pour le 21e siècle, diriez-vous que les programmes scolaires suisses ont suffisamment pris la mesure de cette attente?
Très clairement, non. Si l’esprit critique a toujours été capital, il l’est encore plus dans un monde qui se complexifie et où la communication interculturelle est partout, pourtant les programmes scolaires suisses auxquels nous sommes aussi soumis en tant qu’école privée n’en tiennent à mon sens pas assez compte. Il me semblerait urgent de prendre pleinement conscience du rôle de cette compétence transversale qui sert à préparer les jeunes à une réalité sociale qui les attend et qui évolue de plus en plus vite avec les rapides avancées technologiques. En la matière, l’école suisse est en retard.
«Si l’esprit critique a toujours été capital, il l’est encore plus dans un monde qui se complexifie.»
Patrice Cretton
Est-ce à dire que dans certains endroits du monde, on est plus sensible à cette dimension de réflexion?
En me basant sur la comparaison entre le programme de la maturité gymnasiale fédérale et ceux des autres diplômes internationaux ouverts au monde que nous proposons avec notre partenaire l’Ecole internationale de Sion qui favorisent davantage la réflexion, l’esprit critique et la navigation entre les disciplines, j’estime que nous avons dans ce domaine un net décalage. La maturité gymnasiale fédérale reste trop axée sur l’acquisition de connaissances. De mon point de vue, c’est aussi le cas pour la maturité gymnasiale cantonale des collèges publics valaisans, même si fort heureusement l’enseignement de la philosophie y figure toujours parmi les disciplines fondamentales.
Y aurait-il chez nous des impensés en matière de pensée critique à l’école ou une pression sociale en faveur de branches jugées comme plus utiles que les sciences humaines?
L’un et l’autre selon moi. Il y a des impensés au niveau de la transversalité d’une part et d’autre part la vision utilitariste tend à prendre le dessus lorsqu’il s’agit de déterminer l’importance à accorder aux disciplines.
Quels seraient vos arguments pour que l’école suisse, tant privée que publique, décide de faire un peu autrement en matière du développement de l’esprit critique?
En Suisse, notre démocratie est une chance extraordinaire, aussi nous devrions tous miser davantage sur le développement de la pensée critique à l’école. En ouvrant à la tolérance, l’esprit critique est un atout majeur pour impliquer les citoyens dans la vie sociale et politique, mais aussi les engager dans le débat, celui-ci nécessitant d’apprendre à d’abord écouter les arguments d’autrui avant d’exprimer son opinion.
«La philosophie, c'est avant tout le questionnement.»
Patrice Cretton
Face à l’émergence de l’intelligence artificielle et des fausses nouvelles qui envahissent les réseaux sociaux, l’esprit critique ne risque-t-il pas d’être paradoxalement encore plus en danger dans la société et dans les écoles?
Ce que je constate de manière très globale, donc pas seulement dans mon école, c’est que les enseignants ont souvent peur de ces nouveaux outils technologiques parce qu’ils imaginent que les élèves vont les utiliser uniquement pour se faciliter la vie et ne plus travailler. Cependant, si on veut vraiment faire comprendre ce qu’est l’esprit critique à un jeune, il s’agit de lui montrer que la réalité est complexe, plurielle et qu’il faut la questionner pour la casser afin de faire surgir les différentes perspectives que l’on doit avoir dans un relativisme modéré. Pour exemple, ChatGPT reformule ses réponses en nous livrant d’autres perspectives, ce qui n’est pas inintéressant pour autant que l’on sache accorder plus de valeur à certains points de vue par rapport à d’autres. Si ce n’est pas le cas, la vérité risque de disparaître avec la confusion des sources d’information et cela me fait penser au danger lié au relativisme absolu vécu à l’époque des sophistes au Ve siècle avant J.-C. et combattu par Socrate.
Dans le balancier, il y a aussi les connaissances de base à acquérir…
Certes, mais n’oublions pas que plus les jeunes ont ces outils à leur disposition, et c’est de toute façon le cas actuellement, plus on doit les préparer afin qu’ils puissent les utiliser de manière intelligente. Dès lors, je suis d’avis qu’il serait judicieux d’introduire la philo dès l’école primaire, comme cela se fait du reste dans certains pays, avec des enseignants formés à cette approche. La philosophie, ce n’est pas seulement la connaissance de la pensée de Socrate, de Kant ou de tel ou tel mouvement, c’est avant tout le questionnement.
A part ce vœu pour l’ensemble de la scolarité, que changeriez-vous pour encourager le développement de l’esprit critique dans la maturité gymnasiale fédérale?
Dans la même logique, plutôt que de proposer la philosophie en branche à option, je la rendrais obligatoire.
Au-delà des programmes à suivre, que mettez-vous en place dans votre école pour favoriser le développement de l’esprit critique de vos étudiants?
Avec la maturité fédérale, nous avons une certaine marge de manœuvre dans le choix des branches. Dans notre école, la philosophie est dès lors une option spécifique que nous proposons et même que nous recommandons vivement. En parallèle, pour tous nos étudiants, nous offrons un système d’ateliers tous les vendredis sur le temps de midi. Ces ateliers sont animés par une psychologue spécialisée dans le domaine de l’orientation scolaire et s’ils offrent avant tout un coaching sur les méthodes de travail, il arrive que certaines séances se déroulent plus sous la forme de cafés philo ou de cafés psycho. De manière plus globale, nous avons conservé l’héritage du système du mentorat, l’école des Buissonnets ayant opté dès sa création pour une pédagogie inspirée de Maria Montessori. Des enseignants de l’école accompagnent ainsi les élèves en classe et discutent aussi régulièrement avec chacun d’eux pour une personnalisation des objectifs et leur suivi, tout en ouvrant un espace pour dialoguer. Nous avons par ailleurs la chance d’avoir de petits effectifs par classe, ce qui contribue à mettre les élèves en confiance pour qu’ils se sentent à l’aise et prennent volontiers la parole. Autre privilège de la maturité suisse, comme les notes de l’année ne comptent pas et que l’évaluation lors des examens fédéraux est totalement externe, la relation prof-élèves n’a pas les mêmes enjeux. Evidemment, comme partout, on doit encore chercher des pistes pour faire plus et mieux afin d’aider nos élèves à réfléchir et à oser exprimer leurs pensées.
Propos recueillis par Nadia Revaz
Chroniques radio «Buissonnets Montani» sur Rhône FM
Depuis 2019, les chroniques «Buissonnets Montani» sont diffusées quasi tous les lundis sur Rhône FM.