Regards croisés de deux collégiens sur la Suisse
Lina Monticelli et Lucien Favre sont en 5e année au Lycée-Collège de la Planta (LCP) à Sion. Si Lina Monticelli a toujours vécu en Suisse, son père est italien, ce qui enrichit sa perspective comparative. Quant à Lucien Favre, Suisse «pur sucre», il n’en a pas moins un regard riche. Tous deux ont accepté d’évoquer leur relation à la Suisse et de livrer leur point de vue sur sa place dans l’enseignement à l’école.
INTERVIEW
Quelles images associez-vous spontanément à la Suisse?
Lina: La Suisse est un pays carré, comme son drapeau. C’est un endroit admiré dans le monde pour son fonctionnement économique et politique.
Lucien: Je partage cette vision et j’ajouterais que c’est un pays où les clichés, associés notamment à la précision de l’horlogerie, ne sont pas très éloignés de la réalité. Outre la prospérité économique, d’après une étude récente, nous sommes plutôt bien classés du point de vue du bonheur.
Lina: J’avais aussi vu cette info sur la RTS, trouvant que cela correspondait à ce que je ressentais.
Connaissez-vous bien le passé de la Suisse à travers ce que vous avez pu apprendre à l’école et en dehors?
Lucien: Personnellement, je n’ai pas de solides connaissances historiques de mon pays. Etant d’ici, je manque probablement de curiosité par rapport à ma région. En Suisse romande, j’ai l’impression que l’on connaît mieux l’histoire de la France que celle de notre pays qui est toujours abordée comme un chapitre annexe à la fin des cours.
Lina: J’ai aussi cette impression d’avoir vu en classe les grands événements du monde, avec l’ajout de petits commentaires sur notre pays. Au collège, étant en filière bilingue, il me semble cependant que l’accent mis sur l’histoire suisse est légèrement plus prononcé. En même temps, je serais incapable de résumer les principaux événements nationaux.
Lucien: Pour nuancer mon propos sur la place de l’histoire de la Suisse à l’école, il ne faut pas oublier qu’elle n’a jamais été au centre de grands enjeux internationaux. Si l’on sortait du collège avec une excellente connaissance nationale et une ignorance mondiale, cela serait bien plus problématique.
En savoir davantage sur la Suisse pourrait-il selon vous servir à relier ceux qui vivent dans ce pays?
Lina: J’ai la sensation que ma prof a conscience de l’importance de ce lien, peut-être parce qu’elle vient du Haut-Valais et vit la différence culturelle à l’échelle cantonale. Du fait que le pays est divisé en cantons et demi-cantons et que chacun d’eux possède ses propres caractéristiques, même le lien entre personnes originaires de la Suisse n’a rien d’une évidence. A l’intérieur de nos frontières, nous sommes constamment confrontés aux barrières linguistiques et culturelles. Dans le Valais romand, nous sommes très orientés vers la France, ce qui nous distingue des Haut-Valaisans. Nous sommes à la fois unis et divisés. Les pays avec lesquels on partage des frontières présentent moins de diversité et de complexité. C’est comme si nous étions un tout composé de plusieurs petits pays qui fonctionnent parfois séparément, parfois ensemble.
Lucien: Ces différences composent un mélange extraordinaire. Je ne suis toutefois pas certain qu’en savoir plus sur la Suisse nous relierait davantage les uns aux autres, d’autant que les origines ne sont pas vraiment un problème dans notre pays déjà composé de quatre régions linguistiques.
Un ancien politicien aurait dit ceci: «C’est parce que les Suisses ne se comprennent pas qu’ils s’entendent bien». A vous écouter, vous seriez plutôt d’accord avec cette analyse, non?
Lucien: Absolument. Toutes nos incompréhensions et séparations ne sont en aucun cas quelque chose de négatif.
Lina: Ce sont précisément nos multiples différences présentes à l’échelle d’une toute petite superficie qui constituent notre avantage. Ce qui est génial, c’est qu’on peut voyager à travers la Suisse avec la sensation de dépaysement.
Qu’est-ce qui rassemble la Suisse malgré tout?
Lucien: La caractéristique forte commune à toute la Suisse, ce sont nos institutions qui offrent régulièrement la possibilité au peuple de s’exprimer à travers des votations.
Lina: Il est vrai qu’en Italie ou en France le peuple doit se contenter d’élire des personnes et c’est pour cela que chacun en Suisse est peut-être plus impliqué dans la vie citoyenne.
Lucien: Grâce à notre système politique, nous sommes plus familiers avec les lois que dans d’autres pays. Les citoyens suisses sont invités à réfléchir sur des objets très divers, alors qu’ailleurs ce sont les politiciens élus qui décident de tout.
Concernant les aspects géographiques et culturels de la Suisse, quel est l’état de votre savoir?
Lina: J’ai l’impression que dans le domaine géographique, j’ai appris passablement de choses à l’école primaire, comme les noms des cantons, les chefs-lieux, les drapeaux, etc. Du côté de la culture suisse, on baigne dedans en classe et en dehors de l’école, sans s’y pencher vraiment.
Lucien: A l’école primaire, j’observe qu’on aborde plus la géographie et la culture de la Suisse qu’au collège et en même temps c’est logique, car notre formation gymnasiale vise à développer notre réflexion et notre esprit critique, avec un regard qui doit s’élargir au monde.
Pourriez-vous citer des hommes et des femmes suisses célèbres?
Lucien: A part Roger Federer, je ne vois pas trop. Au niveau scientifique, beaucoup de grandes découvertes européennes et même mondiales sont en partie rattachées à la Suisse. Dans les classements des universités, nous figurons parmi les meilleurs et nous avons de grands chercheurs, mais dont les noms ne sont pas populaires. En littérature, parmi les auteurs du passé, il y a Ramuz et aujourd’hui peut-être Joël Dicker.
Lina: La question est difficile et c’est là qu’on voit que notre culture est tellement imprégnée par la France. Un artiste qui émerge en Suisse romande ne sera pas forcément connu dans les autres régions du pays. Si on se limite à une reconnaissance chez nos voisins français, peut-être qu’il pourrait y avoir Thomas Wiesel. Pour quand même mentionner une femme, il y a la streameuse surnommée Baghera dans le cadre du GP Explorer.
Les échanges linguistiques et culturels sont-ils à vos yeux une bonne piste pour découvrir les différentes Suisses?
Lina: Lors de mon échange d’une année dans le Haut-Valais et de deux mois dans le canton d’Appenzell, j’ai pu expérimenter concrètement certaines de nos ressemblances et de nos différences culturelles. D’un côté, les Alémaniques sont davantage carrés que nous qui sommes plus nonchalants et de l’autre les règles à l’école sont moins strictes, ce qui est paradoxal.
Lucien: Ma famille a accueilli quelqu’un de Brigue au primaire, mais la conversation était alors tellement limitée qu’on a peu partagé. Je suis néanmoins convaincu que les échanges sont source d’enrichissement.
Evoquez-vous parfois vos nationalités avec des amis?
Lina: Pas vraiment, mais j’ai une amie de nationalité portugaise et espagnole, qui est incapable de s’exprimer dans l’une de ces deux langues et qui ne connaît pas grand-chose de sa double culture. Comme elle a toujours vécu en Suisse, elle considère que c’est son pays, même si sur papier ce n’est pas le cas.
Lucien: Je n’ai pas le souvenir d’avoir discuté de cela avec des amis, cependant je sais que pour certaines personnes qui y habitent, la Suisse devient un pays de cœur, même sans passeport.
De quoi est composé votre ADN suisse?
Lina: Il est constitué de multiples facettes, mais inconsciemment j’en ai fait une synthèse. Je pourrais relier cela à des valeurs.
Lucien: Tout à fait, je mettrais en avant une certaine rigueur dans le travail et dans la manière de s’appliquer. Cet engagement sérieux est probablement l’une des clés de notre bonheur helvétique.
Lina: J’y ajouterais une forme d’honnêteté et un sens de l’organisation.
Est-il pour vous envisageable que l’on puisse détester la Suisse?
Lina: Je comprends que si l’on vient de l’étranger certaines de nos coutumes peuvent paraître un peu bizarres. Mon père, qui avait l’habitude de travailler le dimanche en Italie, ne comprend pas qu’on ne puisse pas couper l’herbe ou faire du bruit ce jour-là.
Lucien: Certaines de nos coutumes peuvent en effet être un peu déstabilisantes, mais comme partout. En raison de nos différences entre cantons, je crois que chacun, d’où qu’il vienne, peut trouver un endroit où l’on s’exprime en français, en allemand, en italien ou en romanche et où il se sentira bien. Nous avons une grande variété de paysages, avec de la campagne, des villes, des montagnes, des stations, des lacs, etc. Le Tessin a par exemple un air d’Italie.
« La Suisse, c'est la quintessence du meilleur de l'Italie,
de la France et de l'Allemagne. »
Lina Monticelli
Si vous pouviez transformer quelque chose dans cette Suisse presque idéale, que modifieriez-vous?
Lina: A part proposer des abonnements CFF moins chers, je ne vois pas.
Lucien: Si notre pays fonctionne bien, c’est peut-être précisément parce qu’on ne veut pas trop changer. Chaque région apporte des éléments positifs à l’ensemble et ce tout est une synthèse de ce qui va bien dans une partie ou l’autre de la Suisse.
Lina: C’est exactement cela, nous vivons dans le pays parfait (ndlr: Lina et Lucien éclatent de rire). Pour moi, la Suisse, c’est la quintessence du meilleur de l’Italie, de la France et de l’Allemagne. Nous avons vraiment de la chance de vivre ici, dans ce pays où l’on se sent en sécurité et en confiance avec les autres.
Comment imaginez-vous la Suisse vue de l’extérieur?
Lina: La Suisse paraît être plutôt dans un rôle d’observation, en raison de sa neutralité.
Lucien: Je crois que la Suisse affirme bien ce qu’elle est en fonction de sa neutralité.
La Suisse n’agace-t-elle pas parfois avec sa pointe d’arrogance et son côté insulaire tout en étant au cœur de l’Europe?
Lina: Probablement, car la Suisse a parfois l’image d’un pays autocentré qui exige des autres de s’adapter à lui.
Lucien: Cette perception contient une part de vérité.
A vos yeux, la Suisse sera-t-elle capable de relever les défis qui l’attendent dans un monde en mutation, où les changements doivent s’opérer rapidement?
Lina: Grâce à toutes les diversités évoquées précédemment, la Suisse parviendra toujours à renouveler ses idées. Notre atout, c’est d’avoir sur un même sol plusieurs manières de penser.
Lucien: Je suis très confiant sur les capacités de la Suisse à s’adapter en toutes situations, car nous avons une diversité en mouvement continu. Lors de la période Covid, nos décisions arrivaient peut-être un peu après celles des autres pays, mais nos choix étaient plus mesurés, donc prendre le temps de la réflexion, lenteur que d’aucuns voudraient nous reprocher, est notre force.
Lina: Un petit pays, plus agile, peut produire des décisions plus concrètes.
Devrions-nous exporter notre savoir-faire?
Lucien: La Suisse n’a pas à exporter ses bonnes idées, néanmoins les autres sont libres de s’en inspirer.
Lina: Quand j’étais petite, lorsqu’en Italie je voyais des choses qui ne fonctionnaient pas au niveau politique, je ne comprenais pas pourquoi les autorités ne copiaient pas le modèle suisse.
Pour revenir à la dimension scolaire, estimez-vous qu’il faudrait s’intéresser un peu autrement à la Suisse et lui accorder davantage de place dans les programmes?
Lucien: Même si ce n’est pas indispensable en soi, cela me paraît évident que l’on devrait parler davantage de la Suisse à l’école pour mieux nous connaître nous-mêmes.
Lina: Vu qu’on habite dans ce pays et que la Suisse est dès lors une partie de notre identité, ce serait bien d’en savoir un peu plus sur elle.
« L'enseignement de l'histoire suisse devrait être moins lacunaire. »
Lucien Favre
Quels conseils donneriez-vous à des enseignants soucieux d’ajouter une petite touche helvétique en classe?
Lucien: Je suis d’avis qu’il serait judicieux d’attirer plus explicitement notre attention dès qu’un sujet est lié à la Suisse, en particulier dans les cours d’économie et d’éthique et cultures religieuses. De manière générale, dans toutes les branches, on devrait nous signaler si un artiste ou un scientifique évoqué a des origines suisses.
Lina: Il faudrait aussi le faire dans les cours d’allemand. Il me semble qu’on nous a vaguement dit que certains auteurs étaient suisses, mais c’était glissé extrêmement rapidement, aussi le souvenir est flou. Nous devrions par ailleurs avoir plus d’occasions de rencontrer des artistes et des scientifiques suisses.
Lucien: Quant à l’enseignement de l’histoire suisse, elle devrait être moins lacunaire. En cours de français, la littéraire nationale mériterait un petit espace, même si le reste est aussi très important et qu’il serait absurde de vouloir réécrire tous les programmes. Dans la formation des profs, il s’agirait simplement de relever ces manques et ensuite de faire confiance aux enseignants sur la manière de procéder.
Lina: Mieux connaître notre culture suisse nous aurait quand même permis de citer quelques noms de personnalités connues. En cours de français, l’effort a été réalisé pour intégrer plus d’écrivaines, donc c’est juste une question d’attention à porter. Je suppose que les profs n’y pensent simplement pas.
Propos recueillis par Nadia Revaz