Regard de deux collégiens sur le développement de la pensée
Cristina Cutler et Raphaël Vannay, tous deux étudiants en 5e année au Lycée-Collège de l’Abbaye (LYCA) de Saint-Maurice, ont accepté de livrer leur perception de la construction du développement de la pensée critique à l’école. L’échange a aussi permis d’évoquer la thématique en écho avec certaines facettes actuelles, dont la question de la place à accorder ou non à l’intelligence artificielle dans l’enseignement. Le regard des deux collégiens est riche et nuancé, tout en intelligence humaine.
En commun, Cristina et Raphaël ont la passion de la lecture depuis leur enfance, la curiosité intellectuelle et le goût de l’effort. Tous deux mettent en avant l’importance du travail de maturité (TM) dans l’apprentissage de la pensée. Grâce au TM, Raphaël a découvert la richesse des textes de François Rabelais. Il a tellement adoré alimenter son travail de maturité qu’il songe à s’inscrire en Faculté des lettres et non plus à l’EPFL. Quant à Cristina, se projetant dans des études de médecine, elle est aussi très enthousiaste lorsqu’elle résume son TM traitant de la polarisation politique aux Etats-Unis en lien avec les médias et mêlant dimensions philosophiques, politiques et psychologiques.
Raphaël Vannay et Cristina Cutler, élèves au Lycée-Collège de l'Abbaye
INTERVIEW
A quoi pensez-vous spontanément si je vous dis «développement de la pensée»?
Raphaël: Cela m’évoque l’apprentissage nécessaire pour comprendre ce qui nous entoure. Cela englobe ce que l’on apprend à l’école, en famille et aussi tout seul, par le biais des sens. Selon moi, le développement de la pensée se construit très progressivement.
Cristina: La première idée qui me vient à l’esprit, c’est la subjectivité de nos pensées. Ces dernières évoluent en fonction de nos échanges avec les autres et sont influencées de manière différente selon les cultures du monde et les époques. Notre pensée personnelle est largement dépendante de facteurs externes.
Dans votre parcours, avez-vous l’impression que l’école a été une aide majeure dans la construction de votre pensée?
Raphaël: A l’école primaire et au cycle d’orientation, ma réflexion était rarement sollicitée, car ce qu’on me demandait c’était d’écouter et d’apprendre par cœur. C’est en arrivant au collège que je me suis retrouvé dans la position d’avoir à réfléchir et à argumenter, avec l’introduction d’exercices comme les dissertations en cours de français, mais aussi dans d’autres branches. Je comprends que ce développement doit être graduel jusqu’au travail de maturité, puisqu’il faut s’assurer de l’acquisition des connaissances de base et de la maîtrise des outils pour pouvoir ensuite penser par soi-même, même si personnellement j’aurais apprécié que le développement de la pensée se fasse déjà un peu dès l’école primaire.
Cristina: En ce qui me concerne, arrivée en Suisse en 10CO, j’ai eu au départ de la difficulté à m’adapter, ayant été habituée à effectuer des recherches sur divers thèmes et à participer activement en classe. Aux Etats-Unis, nous discutions dans tous les cours, ce qui contribuait à enrichir nos points de vue et ici je devais seulement écouter l’enseignant, ce qui était déstabilisant. Je suis d’accord avec Raphaël sur l’importance de bien consolider les connaissances de base, tout en estimant que c’est mieux si en parallèle l’élève apprend tôt à penser, avec le guidage de l’enseignant et sa contradiction, de façon à élargir ses idées. Heureusement, au collège, c’est plus participatif, car il y a les dissertations, les discussions en cours de philo et le travail de maturité.
«J'aurais apprécié que le développement de la pensée se fasse déjà un peu dès l'école primaire.»
Raphaël Vannay
Certains éléments de la formation à la pensée, notamment la dissertation ou les cours de philosophie, paraissent inutiles aux yeux d’une partie de la société. Que mettriez-vous en avant pour les défendre?
Raphaël: Ce serait une folie d’alléger ou d’enlever ce genre d’exercices de la pensée, parce que ce sont eux qui nous forcent à devoir réfléchir en décortiquant les arguments des uns et des autres. Vivre une dissertation permet de prendre position sur des thématiques complexes. En Suisse, c’est probablement encore plus fondamental de s’entraîner à cela, du fait que les votations invitent régulièrement les citoyens à s’exprimer sur des sujets complexes à propos desquels il n’est pas toujours évident de se positionner.
Cristina: Construire sa pensée est indispensable aussi bien dans sa vie professionnelle qu’en tant que citoyen, surtout dans une époque qui devient de plus en plus conformiste avec des réseaux sociaux qui diffusent des tendances que tout le monde suit sans se poser de questions. J’ajouterai que les cours de géographie, d’histoire, de philosophie, de mathématiques, de littérature, enfin tous les cours dispensés au collège, forment un ensemble pour nous permettre de découvrir les liens entre les savoirs. Rédiger une dissertation implique de pouvoir s’appuyer sur les connaissances acquises dans ces différentes matières pour exposer son point de vue.
Dans L’esprit artificiel, le professeur de philosophie Raphaël Enthoven raconte le match qu’il a accepté de jouer contre ChatGPT, la machine et lui ayant disserté sur un sujet du bac: «Le bonheur est-il affaire de raison?». Son livre vise à démontrer que l’IA en philosophie ne sert à rien, cependant vouloir gagner du temps en déléguant une partie du travail risque de s’avérer tentant, non?
Raphaël: Utiliser ChatGPT pour une dissertation, c’est se priver d’une réflexion personnelle sur la problématique posée par la question. Beaucoup oublient que l’outil ne réfléchit pas, mais fait des déductions à partir des informations dans sa base de données. Il n’y a rien de tentant à calquer sa pensée sur l’illusion d’un raisonnement dont on ignore les prémisses. Les évolutions de l’intelligence artificielle seront cruciales dans bien des domaines, toutefois son utilisation est absurde en philosophie notamment. Trop de personnes se saisissent de l’outil sans même chercher à savoir comment ça marche, ce qui démontre combien il est précieux d’apprendre à penser par soi-même pour voir le piège consistant à vouloir gagner le temps de la réflexion.
Cristina: Je suis plus radical et j’estime que ce qui manque le plus à notre société contemporaine, c’est la prise de conscience du rôle de l’effort dans tout apprentissage. Beaucoup d’élèves se concentrent sur le résultat, en l’occurrence la note, oubliant que notre condition humaine nous oblige à fournir des efforts pour apprendre, comprendre et penser, sachant que c’est le chemin qui est passionnant. C’est l’effort fourni qui contribue à la compréhension finale, le plaisir d’apprendre étant indissociable de la persévérance. Avec ChatGPT, le chemin est aplani et on arrive directement à un résultat, mais en s’enlevant des difficultés, on s’empêche d’apprendre à penser.
«Aux Etats-Unis, nous discutons dans tous les cours, ce qui contribuerait à enrichir nos points de vue.»
Cristina Cutler
L’école devrait-elle intégrer les outils de l’IA tout en mettant l’accent sur la puissance de la pensée humaine?
Cristina: Il s’agirait de montrer certaines bonnes et mauvaises utilisations de l’intelligence artificielle en prenant des exemples dans divers domaines. A mon sens, les profs ne devraient pas avoir peur de ces nouvelles technologies, car quoi qu’on fasse la boîte de Pandore est ouverte, donc autant montrer en classe les usages responsables qu’on peut en faire plutôt que de laisser les élèves dans le flou.
Raphaël: J’estime que l’école devrait être un espace n’accordant aucune place à l’intelligence artificielle, car même lui déléguer de petites tâches, c’est enlever une part de l’effort nécessaire pour apprendre. En revanche, il serait pertinent de présenter aux élèves ce qu’a par exemple testé Raphaël Enthoven pour démontrer ce qui nous distingue des machines.
Vos réflexions à propos de la pensée et de ChatGPT ne sont-elles pas à relier avec le sens des apprentissages?
Cristina: Connaître le sens de certains apprentissages me paraît toujours un enrichissement supplémentaire, cependant les profs ne mettent pas suffisamment cela en lumière.
Raphaël: Je donne des cours d’appui et c’est en général la première question qui m’est posée. Le sens est donc important, mais on peut faire sans, tout en ayant envie de fournir des efforts en classe.
«Avec ChatGPT, en s'enlevant des difficultés, on s'empêche d'apprendre à penser.»
Cristina Cutler
«Utiliser ChatGPT pour une dissertation, c'est se priver d'une réflexion personnelle.»
Raphaël Vannay
A l’école, quel est donc votre moteur pour apprendre, comprendre et penser?
Raphaël: L’essentiel c’est d’avoir des enseignants passionnés par leur branche. Mon prof de maths est un bon exemple, car ses cours sont comme des narrations, avec des intrigues, et il ose faire des détours par d’autres disciplines pour nous aider à comprendre.
Cristina: Si le cours est intéressant, on ne se pose en effet pas la question du sens. De plus, tous les savoirs étant reliés, rien n’est jamais vraiment inutile pour constituer la culture générale qui contribue au développement de notre pensée personnelle.
Selon vous, la littérature joue-t-elle un rôle capital pour étoffer la pensée?
Raphaël: Absolument, et je suis d’avis que l’introduction de la littérature est trop tardive dans le programme scolaire. A l’école obligatoire, je proposerais régulièrement des lectures d’auteurs contemporains qui parlent de sujets de société, car lire donne des clés pour penser par soi-même.
Cristina: A mon arrivée au CO en Suisse, j’ai été frappée par le peu de place accordée à la lecture et à la littérature dans les cours. En lisant, on entre pourtant dans des mondes présentant une grande diversité de modes de penser, ce qui aide à savoir où l’on se situe personnellement.
Considérez-vous que la nuance dans la pensée est importante?
Raphaël: Sur les réseaux sociaux, les commentaires sont dans l’instantané, c’est pourquoi je préfère m’informer sur l’actualité en regardant le journal télévisé. Face à des gens qui s’obstinent à exprimer des points de vue caricaturaux et sans nuance, je suis heureux de me surprendre régulièrement à ne pas être d’accord avec mes propres raisonnements.
Cristina: La pensée devrait toujours être nuancée, puisqu’elle est subjective et évolutive. Les positionnements trop figés sont systématiquement à remettre en question, aussi ne jamais changer de point de vue me paraît terrifiant.
Pour produire de la pensée, le temps est-il pour vous un facteur déterminant?
Raphaël: Assurément. Trop de gens visent la rapidité et l’accumulation de tout, alors que mieux vaudrait faire moins de choses en s’accordant ce temps de la réflexion.
Cristina: Le cerveau a besoin de temps de repos pour digérer les savoirs et établir des connexions. Du reste, nos pensées surgissent souvent dans les moments où l’on n’est pas happé par le flot continu des informations, par exemple en marchant dans la rue ou sous la douche.
Afin de favoriser le travail autour de la pensée à l’école, que changeriez-vous?
Cristina: J’importerais de mon expérience américaine la culture de débat. Discuter davantage en classe et réfléchir ensemble permettrait d’approfondir la matière en se confrontant aux idées des autres. Au collège, de tous les cours, ceux de philo, les plus centrés sur la réflexion, sont ceux qui m’apportent le plus.
Raphaël: Je suis entièrement d’accord avec Cristina. Ma prof de philo aimerait introduire davantage de débats, mais elle se heurte au fait que beaucoup d’étudiants dans la classe n’ont pas envie de prendre la parole pour exprimer leurs opinions. Cela met en évidence la nécessité d’introduire ces temps de réflexion et d’expression bien avant le collège pour que cela devienne une habitude.
Pour pouvoir ajouter ces moments de débats, faudrait-il retrancher quelque chose au programme?
Raphaël: En cours de philosophie, on pourrait aisément intercaler des minutes de débats au milieu de la présentation de l’histoire de la pensée, tout en conservant l’ensemble des contenus. Avec des temps de discussion qui seraient à introduire dans toutes les branches, la théorie se fixerait encore mieux dans nos esprits.
Cristina: Faire des liens avec l’actualité dans tous les cours me paraîtrait judicieux, sans pour autant enlever des contenus. A chaque fois que l’histoire est mise en perspective avec le présent, c’est plus facile d’apprendre et cela peut se faire même en parlant de Platon ou de Socrate, la philosophie ayant clairement des résonances avec la politique actuelle.
Propos recueillis par Nadia Revaz