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Mathias Enard, un écrivain qui parle aux étudiants

Grâce à Romaine Crettenand-Sierro, proviseure et professeure de français au Lycée-Collège de la Planta (LCP) à Sion, les étudiants ont depuis plusieurs années l’occasion de dialoguer avec des auteurs de renommée internationale dans le cadre de rencontres littéraires.
 
Boussole, et qui était par ailleurs invité aux Rencontres Orient Occident organisées au château Mercier à Sierre. Ils avaient lu son roman intitulé Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants pour lequel il avait obtenu en 2010 le Prix Goncourt des lycéens. Ce livre, sorte de conte, invite au voyage esthétique et sensoriel sur les pas supposés de Michel-Ange dans la ville d’Istanbul. En filigrane, les mots de l’écrivain résonnent avec l’actualité et invitent à dépasser l’incompréhension réciproque entre Orient et Occident.

 Mathias Enard et Romaine Crettenand 

Romaine Crettenand-Sierro présentant l’écrivain français Mathias Enard aux étudiants

L’événement a été organisé en deux rencontres. Dans chacun des deux groupes d’élèves réunis dans l’aula du LCP, le comédien français Romain Daroles, formé à la Manufacture et qui était déjà intervenu au collège dans le cadre du projet «Une lecture pour ta classe», a lu quelques fragments du roman de Mathias Enard. Même en connaissant le texte de l’écrivain, cette entrée en douceur était comme un pont permettant de se connecter au monde du beau, de l’art et de la littérature.

 
Romain Daroles 
Le comédien Romain Daroles livre son interprétation des mots de Mathias Enard.
 

«L’originalité de Romain Daroles est d’avoir empoigné le texte de Mathias Enard de manière très contemporaine.»
Romaine Crettenand-Sierro

Dès les premières questions posées par les étudiants, on ressent que Mathias Enard aime ces moments de partage avec ses lecteurs qui composent ce qu’il définit comme étant la face sociale de son métier. Les collégiens ont pu l’interroger sur le rôle des trois voix narratives intercalées dans son roman, dont l’une est mystérieuse, mélancolique et poétique, sur le choix du personnage de Michel-Ange et sur celui du poète Mesihi de Pristina, sur le temps consacré à la documentation historique pour nourrir ce court récit,etc. L’auteur a raconté avoir découvert par hasard, dans une bibliothèque d’histoire de l’art à Rome, un passage d’Ascanio Convidi, biographe et ami de Michel-Ange, mentionné par Giorgio Vasari, évoquant l’invitation faite par le sultan de Constantinople à l’artiste italien. Etant passionné par les relations entre l’Est et l’Ouest et par cette période de l’histoire riche reliant Grenade, Rome et Constantinople, Mathias Enard a alors voulu en savoir davantage et a découvert que l’invitation était en lien avec la construction d’un pont pour enjamber la légendaire Corne d’or, sans que l’on sache si cet improbable voyage a eu lieu ou non.

 Mathias Enard

 
Les collégiens ont apprécié l’enthousiasme de Mathias Enard pour répondre à leurs questions.

«Parfois, en écrivant, je me réjouis d’un beau chiasme ou d’une assonance.»
Mathias Enard

A partir de quelques indices historiques rassemblés, Mathias Enard explique qu’il y avait «matière à roman, laissant place à l’imaginaire pour combler les nombreuses possibilités offertes par les vides et les espaces laissés par l’histoire». Grâce à un étudiant interrogeant l’auteur sur sa relation aux figures de style, tout l’auditoire a pu mesurer la joie de l’écrivain, et donc pas seulement des professeurs de français, procurée par les alexandrins et les zeugmas. L’auteur a indiqué que c’est dans la lecture que le texte achève de se fabriquer, tout en précisant avoir introduit consciemment de nombreux alexandrins dans l’ouvrage lu par les étudiants, son métier consistant à profiter des multiples ressources du langage. Il a avoué savourer certaines contraintes techniques du fonctionnement de la langue, que certains lecteurs, en particulier les étudiants en littérature, se plaisent ensuite à repérer. «Parfois, en écrivant, je me réjouis d’un beau chiasme ou d’une assonance, mais dans l’énergie d’un texte, je ne réfléchis pas constamment au style», nuance-t-il. Pour chacun de ses livres, il a dit jouer avec certaines contraintes, intégrant des messages cachés ne demandant qu’à être découverts par un petit nombre de lecteurs, citant son roman-fleuve Zone écrit en une seule phrase, et dont le nombre de pages représente le nombre de kilomètres ferroviaires entre Milan et Rome. Lors de cette discussion, Mathias Enard est parvenu à embarquer les collégiens dans son voyage littéraire, évoquant notamment la poésie persane classique et l’absence de genre des personnages pour expliquer certaines indéterminations de son texte.

 Mathias Enard en discussion avec un jeune après la rencontre

Quelques étudiants sont restés à la fin de la rencontre pour dialoguer avec l’écrivain, notamment pour évoquer l’inspiration artistique.

Entre les deux rencontres, Mathias Enard a accepté de revenir sur cette métaphore de l’architecture du pont que l’on peut analyser comme un heureux hasard permettant de relier Orient et Occident, histoire et fiction ainsi que passé et présent. «Il est vrai que le pont prend de multiples significations dans mon livre, alors qu’au départ il m’a été imposé par cette invitation faite à Michel-Ange par le sultan», commente l’écrivain et traducteur. Et il poursuit: «Afin d’éviter l’excès de symboles, j’aurais préféré que le sultan demande à Michel-Ange de réaliser une coupole, et en même temps cette lecture sous l’angle des liens est intéressante.» Pour Mathias Enard, qui a étudié l’arabe et le persan et fait de longs séjours en Orient, rencontrer des étudiants afin de parler de sa passion pour cette partie du monde et de son bonheur d’écrire est agréable, et il souligne que l’école devrait aussi ouvrir ses portes aux traducteurs, qui ont encore un autre point de vue sur les textes des auteurs. A ses yeux, les professeurs sont également une passerelle indispensable pour amener la littérature aux jeunes, en éclairant leur lecture. A n’en pas douter, le goût de la lecture se construit progressivement en passant d’un pont à un autre.

 

Classe 4F de Romaine Crettenand

Les étudiants de la 4F et leur professeure de français

«En lisant ce roman, j’ai changé mon point de vue sur l’Orient.»
Un collégien

DÉBRIEFING AVEC UNE CLASSE

 

Comment la classe 4F, options arts visuels-musique, a-t-elle vécu la lecture de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants puis la rencontre avec son auteur Mathias Enard? «C’était un chouette livre à lire, et j’ai apprécié son côté aéré, avec une composition en fragments», observe l’un des élèves. Et d’ajouter: «J’ai aimé plonger dans le mystère de la ville d’Istanbul.» Un autre étudiant constate qu’il s’agit d’une structure de texte inhabituelle, caractérisée par de nombreux vides que le lecteur doit combler, et avec laquelle il faut se familiariser. Leur professeure de français Romaine Crettenand-Sierro souligne que cette écriture les change des lectures de romans du 19e siècle au programme. Selon l’un des jeunes, le choix d’opposer la personnalité agréable du poète turc Mesihi à un Michel Ange bourru et vaniteux était judicieux pour inviter le lecteur à se questionner sur sa perception de l’Occident et de l’Orient et briser certains préjugés. Pour l’une de ses camarades, le fait que l’auteur soit un Occidental qui connaît particulièrement bien l’Orient est une force de ce livre qui nous entraîne dans une époque où ces deux mondes avaient d’autres relations. «En lisant ce roman, j’ai changé mon point de vue sur l’Orient et j’ai l’envie d’y voyager pour y découvrir les richesses culturelles», s’enthousiasme un collégien. De l’avis d’une étudiante, pouvoir suivre les pas de Michel-Ange, un artiste dont ils connaissent quelques œuvres, était un atout pour entrer dans l’histoire, même si pour l’un ou l’autre jeune lecteur le chemin s’est avéré trop érudit, du moins avant la discussion avec l’auteur permettant d’obtenir l’une ou l’autre clé interprétative.

Pour la classe, avoir la possibilité de rencontrer Mathias Enard après avoir lu l’un de ses ouvrages a incontestablement enrichi la lecture. Ils ont mieux saisi l’étrange entrecroisement entre réalité et fiction. Son commentaire sur le choix de son titre intriguant a éclairé les étudiants qui n’avaient pas perçu d’emblée la portée de cette citation empruntée à Rudyard Kipling. Bref, les réponses de l’écrivain ont apporté une strate de compréhension et permis d’avoir une autre idée du processus de création littéraire. Son amusement en jouant avec la langue a donné à quelques-uns une envie de lire plus attentivement pour un décodage plus subtil. Les collégiens ont été bluffés par la grande culture de l’auteur, tout en le trouvant très abordable et sympathique. Et le fait que la rencontre ait été précédée par des extraits lus par Romain Daroles a été largement apprécié, car c’était une manière d’avoir un sas entre le tourbillon du quotidien et le voyage spatio-temporel les projetant dans la ville de Constantinople en 1506. La lecture du comédien a ajouté une autre lumière aux mots de l’auteur. Comme le note Romaine Crettenand-Sierro, «l’originalité de Romain Daroles est d’avoir empoigné le texte de Mathias Enard de manière très contemporaine, en cassant le rythme et en insufflant une énergie différente.».

Entre les jeunes et la littérature, les mots de Mathias Enard ont assurément jeté une passerelle, réduisant la distance entre Orient et Occident.

Nadia Revaz


Roman de Mathias Enard

LE ROMAN EN TROIS EXTRAITS

«Trois balles de fourrures de zibeline et de martre, cent douze panni de laine, neuf rouleaux de satin de Bergame, autant de velours florentin doré, cinq barils de nitre, deux caisses de miroirs et un petit coffre à bijoux: voilà ce qui débarque après Michelangelo Buonarroti dans le port de Constantinople le jeudi 13 mai 1506.»

«Je sais que les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l’amour; au vide, ils répondent en construisant des châteaux et des temples. Ils s’accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage. On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d’éléphants et d’êtres merveilleux; en leur racontant le bonheur qu’il y aura au-delà de la mort, la lumière vive qui a présidé à leur naissance, les anges qui leur tournent autour, les démons qui les menacent, et l’amour, l’amour, cette promesse d’oubli et de satiété. Parle-leur de tout cela, et ils t’aimeront; ils feront de toi l’égal d’un dieu.» 

«Michel-Ange jette un œil sur le paysage rongé par la nuit, sans rien distinguer d’autre que les lumières des tours et quelques reflets sur le bras de mer.
– Vous ajouterez de la beauté au monde, dit Mesihi. Il n’y a rien de plus majestueux qu’un pont. Jamais aucun poème n’aura cette force, ni aucune histoire. Quand on parlera de Constantinople, on mentionnera Sainte-Sophie, la mosquée de Bayazid et votre ouvrage, maestro. Rien d’autre.
Flatté et ému, Michelangelo sourit en observant les fanaux guider les barques dans leur danse sur les flots noirs.»

Mathias Enard in Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (Actes Sud, 2010)